Une avalanche continue d'images inonde nos cerveaux. Nous avons perdu
l'habitude de contempler. La quotidienneté de la consommation télévisée
nous a transformés en de véritables dévoreurs d'images
fragmentées et aléatoires, de rapides visions du monde qui
surgissent dans nos vies comme spectacle, installés confortablement
dans un des fauteuils de notre salon. L'aspect public et privé convergent
sur un engin électronique, ce dictionnaire du monde auquel nous
consacrons plus de temps qu'à la communication interpersonnelle.
Le bombardement spectaculaire est la nourriture imaginaire du regard vorace
et narcissique du spectateur. Il crée de l'accoutumance du fait
même de sa facilité : il n'implique aucun effort, il est quotidien
et accessible, tout le contraire de l'exceptionnel et il permet de voir
d'autres mondes auxquels nous n'aurions peut-être jamais eu accès.
Mais il n'importe pas tant de savoir "ce que nous allons voir" à
la télé, que de "voir" la télé - accoutumance
aux images. C'est un spectacle pur, dépourvu de toute signification,
qui viole toute intimité - n'est-il pas également présent
dans l'espace intime le plus sacré, pendant qu'on fait l'amour ?
Les salles de séjour des appartements ne s'organisent pas de
sorte à créer un cercle de communication interfamiliale mais
autour d'un point crucial : le téléviseur. Le chef de famille
marque son statut privilégié en s'attribuant le meilleur
angle de vision. Quand le téléviseur est en panne, la tension
et le fait de ne rien trouver à se dire envahissent l'espace.
Fixation de l'imaginaire
José Saborit, dans "L'image publicitaire à la télévision"
dit : "notre regard a été lesté du poids inévitable
de l'expérience télévisuelle et les mécanismes
de vérification sont inversés". Autrement dit, nous connaissons
le monde d'abord par les images télévisées et notre
expérience réelle vérifie ou pas cette connaissance
indirecte (quand nous allons en Afrique, nous vérifions si elle
est telle que nous l'avons vue à la télévision et
non le contraire). Dans l'esprit humain, les images télévisées
se combinent avec les images vécues et configurent nos mondes imaginaires.
Les images électroniques prennent de l'importance face au réel
à travers les facteurs de fixation qui interviennent : la redondance
et la répétition - les mêmes qui rendent la publicité
efficace.
Fixation imaginaire qui n'est pas gratuite, mais une constante légitimation
de codes idéologiques. Saborit dit : "tous les programmes propagent
des valeurs, des normes et des modèles de comportement qui, avec
plus ou moins d'évidence, énoncent l'enchevêtrement
des lois qui veillent à la production, reproduction et au maintien
du système économique, culturel et social au sein duquel
elles ont été crées."
Politiquement correcte
Il suffit d'observer les modèles de vie qui apparaissent, les
aspirations que l'on renforce et les transgressions que l'on condamne.
La réussite individuelle comme gloire suprême, le sexe comme
transaction économique, le modèle de la famille hétérosexuelle,
monogame et patriarcale, etc. Il ne faut pas oublier la didactique de la
représentativité : le réalisme et le naturalisme parlent
d'eux-mêmes du caractère reconnaissable de notre milieu. Il
n'y a pas de place pour d'autres formes de savoir ni de représentation.
La magie et l'intangible sont bannis, le matériel, le connu sont
renforcés. La télévision présente une syntaxe
audiovisuelle à laquelle le spectateur a été formé
et lui offre des situations extrapolables à sa réalité.
Manichéenne, elle véhicule des codes idéologiques
jugés universels.
Dans cette société, tout est délégué.
Y compris le pouvoir de chaque individu de configurer sa propre expérience.
Un objectif de caméra, à partir d'une position privilégiée,
regarde pour nous, oriente notre vision et la dirige, avec la neutralité
et l'objectivité apparentes d'une image mécanique. "D'autres"
- les moyens de communication de masse - préparent le menu.
Ignacio Ramonet, dans "le chewing-gum des yeux" résume en trois
points les principaux dangers de l'industrie culturelle :
- 1 - réduire les gens à l'état de masse et empêcher
la structuration d'individus émancipés, capables de discerner
et de décider librement.
- 2 - remplacer dans l'esprit humain l'aspiration légitime à
l'autonomie et à la prise de conscience en les substituant par un
conformisme et une passivité hautement régressive.
- 3 - accréditer, en somme, l'idée que les hommes souhaitent
vivre égarés, fascinés et leurrés dans l'espoir
confus qu'une certaine satisfaction hypnotique les conduira à oublier,
l'espace d'un instant, le monde absurde dans lequel ils vivent".
Texte traduit de La llettra, une revue anarchiste de Barcelone (automne
1991)
Nouveau relais de la presse
Si l'on attaque la télé, il ne faut pas épargner
la presse. Elle représente les mêmes dangers. Elle n'est pas
vraiment libre, pour la simple raison que ses ressources dépendent
essentiellement de la publicité. Et si l'on désire attirer
des annonceurs, il ne faut pas trop les contrarier...
Les journalistes, je ne sais pas combien, 80 % d'entre eux peut-être,
écrivent des choses sur des sujets qu'ils ne connaissent pas spécialement
ou des sujets qu'ils maîtrisent mal, ce qui ne les empêche
nullement d'écrire tout bêtement ce qu'ils ont dans la tête,
sans trop aller chercher dans la réalité, et faire de véritables
enquêtes. Je travaille avec des gens qui faisaient auparavant une
revue de consommation indépendante. Aujourd'hui, ils ont arrêté,
faute de temps. Mais je me rappele que, lorsqu'ils abordaient un sujet,
un dossier sur un thème précis, ils faisaient une enquête
de terrain : ils se rendaient chez les producteurs. Ensuite, ils publiaient
les résultats et faisaient leurs propres analyses et commentaires.
Or, dans la grande presse, beaucoup trop de journalistes écrivent
leurs articles sans vraiment bouger de leur bureau, en réécrivant
à leur manière ce qu'en disent les autres journaux. Est-ce
vraiment du journalisme ? Je ne crois pas !
La voix de son maître
En fait la télévison est venue s'ajouter à la radio
et à la presse. Lors de la guerre de 1914-1918, l'attitude de la
presse n'a pas été très reluisante, et l'on peut en
dire autant de la radio lors de la seconde guerre mondiale. Récemment,
j'ai eu l'occasion de regarder des documentaires sur la propagande lors
de ces conflits. C'est un ministère qui décidait du contenu
des journaux en fonction du résultat à obtenir et il n'hésitait
pas à propager de fausses nouvelles pour entretenir le moral des
troupes et de la population. D'ailleurs je conseille de lire "Le viol des
foules par la propagande politique", rédigé par un des chefs
de la propagande antinazi pendant la montée du nazisme en Allemagne
(Serge Tchakhotine). Dans le détail, il explique tout le travail
développé par Joseph Goebbels. C'est extrêmement intéressant.
Aujourd'hui la télévision a pris le relais et l'on peut
légitimement s'en inquiéter. Car si l'on dit que la nature
a peur du vide, c'est aussi vrai pour l'homme. Nous avons un cerveau qui
fonctionne, on ne peut l'arrêter. Lorsqu'on reste à ne rien
faire, on s'ennuie. Il faut donc s'occuper, trouver des loisirs et la télévision
pour beaucoup a ces fonctions. Depuis que l'homme existe, il a inventé
je ne sais combien de jeux. Il faudrait en faire l'inventaire : les jeux
de ballons, de cartes, de boules, etc. Ca fait beaucoup. Il faut y ajouter
la pêche à la ligne, la corrida, le sport, que sais-je encore
? L'avantage de la télé, c'est que l'on reste chez soi, que
l'on n'a pas besoin de sortir, qu'il fasse froid ou qu'il pleuve... Et
pensez donc, avec la télécommande ! On n'a même plus
besoin de sortir de son fauteuil. Il s'agit donc de s'occuper l'esprit.
Et comme de très nombreux, trop nombreux, individus font la même
chose au même moment, il est difficile d'échapper à
ce que l'on définit communément comme l'"emprise télévisuelle".
Et pourtant, il faut y échapper !
Si l'on n'a pas de télé chez soi, c'est déjà
un premier pas... Sincèrement, je pense que si l'on ne passe pas
trois heures devant le petit écran, mais qu'on se contente d'une
heure par semaine, on fait déjà un premier pas. Ensuite,
si l'on travaille avec des gens comme soi, c'est parfait mais tellement
rare. J'ai des amis dont les collègues parlent quotidiennement des
programmes de la veille. C'est leur principal sujet de conversation.
Personnellement, je vis bien sans télé. Mais si j'en
avais une, peut-etre que je l'allumerais plus souvent... J'ai pas mal d'amis
sans télé ou qui ne la regarde pratiquement pas. Dans le
milieu militant que je fréquente le plus, c'est à dire le
milieu libertaire, c'est vrai qu'il y'a pas mal de gens qui possèdent
un téléviseur. Probablement, je n'en parle pas assez avec
eux. Ils ont la télé, ils la regardent, il ne semble pas
qu'ils aient conscience de ses pouvoirs.
Fermer sa télé, c'est oser rencontrer l'autre
Vouloir changer la société, c'est bien. Se battre contre
la télé aussi. Je crois que lutter contre la télévision
aujourd'hui doit être considéré comme un moyen, comme
toutes les luttes périphériques (ces lutttes qui ne touchent
pas fondamentalement l'objectif que l'on veut atteindre, mais qui permettent
de rencontrer des gens) pour faire passer nos idées. La critique
de la télévision, dans la mesure où celle-ci sert
à maintenir cette société est donc utile. Si on arrivait
à faire prendre conscience à tous que chacun peut tout à
fait vivre sans télévision, qu'ils vivraient certainement
mieux, je crois qu'on aurait déjà fait un grand pas dans
le désir de changement de société. Mais attention
! cela ne veut pas dire pour autant qu'on atteindrait le but tout de suite
après. Personnellement, je me bats en faveur de l'écologie,
car je pense qu'une société autre ne pourra, en aucun cas,
être basée sur la destruction de l'environnement. Il ne s'agit
pas simplement de changer de système économique et politique.
Il faut dès maintenant une société plus humaine, c'est
à dire dans le cas qui nous intéresse ici, moins de télé,
moins de pub, moins de tout ce tas de choses tout à fait artificielles
qui ne servent qu'à faire perdurer une société malade
de l'argent et de l'égoïsme.
Pulaioki, Seine-Saint-Denis (printemps 1998)
Sous influence
Parmi les médias, la télévision est particulièrement
dangereuse, parce que très attractive : l'image est plus traîtresse
que l'écrit, son influence plus insidieuse. Il n'y a pas pour la
créer le travail de réélaboration des données
qu'un texte oblige à effectuer, et le spectateur n'a pas la
possibilité d'une distanciation par rapport aux messages qui lui
sont assenés. Il s'abrutit dans sa visualisation des événements
qui lui est offerte.
Si les programmes transmis sont susceptibles d'être dénigrés,
la plupart des gens ne peuvent s'en passer. L'accès à l'image
leur donne l'impression de participer aux prises de décision, de
détenir pour ainsi dire la vérité et d'influencer
sur l'évolution du monde parce que la télé leur fournit
un aperçu de ce qui se déroule à l'échelle
planétaire."
Vanina
Les médias au crible . In Noir et Rouge, automne 1991
Témoignage poignant
C'est grâce à la médecine du travail que j'ai connu
l'association des téléspectateurs anonymes. J'avais déjà
entendu dire qu'ils avaient du résultat, mais vous savez ce que
c'est, on croit que ce type de traitement, c'est pour les autres, on pense
qu'on n'est pas atteint soi-même ou alors qu'on pourrait arrêter
quand on veut. D'ailleurs c'est ce que je me disais toujours pour me vanter
: je peux arrêter quand je veux. Et en me disant ça, je rallumais
mon téléviseur portable ou ma montre-télé en
rigolant, histoire d'en reprendre un petit coup. Je me croyais malin, plus
fort que les autres. Mais ça m'a fichu une sacrée trouille
quand le Chef du Personnel m'a convoqué pour me dire que ça
ne pouvait plus durer. D'un coup, j'ai compris que j'étais peut-être
plus dépendant que ce que je croyais. Perdre mon boulot à
cause de ce vice, ça m'a terrifié, d'autant que je venais
de me remettre des traites sur le dos pour un super téléviseur
16/9 avec incrustations de chaînes et une antenne satellite. Le chômage
avec les dettes, ç'aurait été la dégringolade
assurée. Sachant que je suis du genre à faire des bêtises
et à accentuer mon penchant pour ne pas affronter les soucis, je
me voyais déjà en train de voler un vieux téléviseur
avec la caisse en bois et de ragarder les deux chaînes en noir et
blanc dans un taudis. La déchéance. La dégringolade,
style t'as plus de dignité, t'es plus qu'une bête. J'ai pensé,
c'est pas possible, tu dois t'éviter un destin pareil. Alors je
suis allé frapper à la porte de l'ATA et, il faut bien l'avouer,
je n'en menais pas large.
La première réunion ne s'est pas trop mal passée.
On était une dizaine autour de la table et l'animateur -un repenti-
m'a présenté aux anciens. Il leur a expliqué comment
j'avais eu la volonté de venir moi-même alors que j'en étais
à près de 17 heures par jour. Il m'a demandé quel
pseudo je choisissais, vu qu'on doit tous rester anonymes. J'ai réfléchi
et j'ai choisi Colombo. Il m'a dit que c'était pas possible : il
y'en avait déjà un. Alors j'ai pris Star Trek. Je me suis
détendu durant la réunion et, malgré le manque (ils
m'avaient demandé de laisser en dépôt mon portable
au vestiaire), ça m'a réconforté de parler de mon
problème devant des gens qui savaient vraiment ce que c'était.
Les autres en étaient à différents stades du traitement.
Il y'avait deux cas graves - ils s'appelaient Mac Gyver et Le Petit Lord
Fauntleroy. Tous deux avaient les yeux purulents. Moi, avec ma simple conjonctivite
chronique, je m'en tirais finalement bien. Une femme qui répondait
au pseudo de Télé-Achats s'est mise à gesticuler car
c'était l'heure de son émission préférée.
Une bénévole de l'ATA lui a mis un Minitel factice dans les
mains. Ils appellent cela un placebo.
J'ai poursuivi les réunions pendant deux ans et cela m'a vraiement
aidé : j'ai perdu la dépendance et au bout du compte j'ai
décroché. J'ai revendu mon portable et ma montre-télé,
même mon 16/9. J'ai gardé un 36 cm, mais j'ai enlevé
l'intérieur pour qu'il ne fonctionne pas. J'y ai mis un pot de fleur.
C'est un peu un symbole, pour me rappeller de faire gaffe. Bien sûr,
j'ai craqué une ou deux fois pour un Interville ou un reality show
durant le traitement. Mais après, je me suis tellement culpabilisé
pendant les réunions que ça a achevé de me dégouter.
Maintenant, je vis mieux. Je me suis remis à sortir. J'ai même
rencontré une fille. Ca marche bien entre nous. On a les mêmes
goûts, et tout et tout. Ca pourrait bien coller, mais voilà
: elle fait des projets à propos de nous deux. Moi j'hésite
à m'engager. L'autre soir, elle m'a proposé de venir voir
un documentaire chez elle. Je me suis défilé. Je ne veux
pas prendre le risque de l'entraîner dans la spirale. Elle est si
pure, si fragile. Et puis, que se passerait-il si elle apprenait
mon passé ?
Alors je suis là, je regarde mon aquarium durant des heures,
ça me détend. Ca m'empêche de gamberger.
Ladislas Krobka (hiver 1997)
Big brother
"Il est inutile de fantasmer le détournement policier de la télévision
par le pouvoir (comme Orwell dans 1984) : la télé, c'est,
par sa présence même, le contrôle social chez soi. Pas
besoin de l'imaginer comme périscope espion du régime dans
la vie privée de chacun, puisqu'elle est mieux que cela : elle est
la certitude que les gens ne se parlent plus, qu'ils sont définitivement
isolés face à une parole sans réponse."
Jean Baudrillard
Pour une critique de l'économie politique du signe, Gallimard,
1997