Le débat sur les retraites ne relève pas
du domaine de l'économique mais de celui de la solidarité.
D'après rapports officiels et campagnes alarmistes, le vieillissement
de la population en France remettrait en question l'actuel système
de retraite par répartition. Celui-ci devrait
être complété
-avant d'être remplacé ?- par un système individualisé
de capitalisation. Les arguments avancés relèvent pourtant
une approche simpliste ou, pire, malhonnête.
Certes la France vieillit : l'espérance de vie s'allonge ; les
générations du baby boom arrivent à l'âge de
la retraite ; la fécondité baisse. La part des plus de 60
ans dans la population totale devrait passer de 20 % en 1995 à 33
% en 2040. Pour éviter une baisse inexorable des pensions de retraite,
ou une hausse insupportable des cotisations pour les salariés, il
est incontournable d'allonger la durée de cotisations, de reculer
l'âge de départ à la retraite ou encore de mettre
en place des systèmes de fonds de pensions. Voilà la musique
assourdissante qui domine depuis plusieurs mois le débat sur la
retraite. Dans un rapport remis au printemps au Premier Ministre, Jean-Michel
Charpin, Commissaire au Plan, propose d'augmenter le nombre d'annuités
nécessaires pour pouvoir prendre une retraite à taux plein,
à 42,5 ans (contre 40 pour les salariés du privé,
37,5 pour les fonctionnaires).
Remarquons d'abord que prolonger la durée de vie active aurait
deux conséquences fortement négatives. D'abord cela freinerait
l'embauche de jeunes, qui pourtant en ont bien besoin. Ensuite, le montant
des pensions baisserait, puisqu'il sera de plus en plus difficile d'atteindre
le nombre d'annuités nécessaires. En effet, l'acquisition
d'un emploi se fait de plus en plus tard (prolongation des études,
chômage...). Et aujourd'hui, un tiers seulement des personnes qui
font valoir leurs droits à la retraite ont encore un emploi ! Le
niveau de vie relatif des retraités serait ainsi abaissé
de 30% environ par rapport à celui des actifs (1). La situation
des retraités redeviendrait comparable à celle observée
au début des années 60.
Autre incohérence : pourquoi vouloir réduire le temps
de travail à 35 heures si de l'autre côté on prolonge
la durée de vie professionnelle ?
L'augmentation de la durée de coitisation ne pourrait qu'inciter
ceux qui en auront les possibilités financières à
se tourner vers la capitalisation pour y rechercher un complément
à leur retraite.
Jouer sa retraite en Bourse ?
Aujourd'hui, des inégalités importantes existent en termes
d'âge et de niveau de retraite (800 000 personnes n'ont que le minimum
vieillesse pour vivre, soit 3500 francs par mois), mais aussi d'espérance
de vie (un manoeuvre vit moins longtemps qu'un cadre). Avec la capitalisation,
ces injustices seront aggravées, car seuls ceux qui disposeront
de revenus suffisants pourront accéder à un complément
de retraite.
Mais c'est toute l'argumentation des partisans de la capitalisation
qui prête à objection. Primo, ils prétendent que les
fonds de pension français (appelés "épargne-retraite"
dans les milieux gouvernementaux), en drainant l'épargne des Français
- 700 milliards de francs par an- vers les entreprises françaises,
les rendraient moins dépendantes des fonds de pension anglo-saxon.
Soulignons d'abord que l'investissement des entreprises n'est pas limité
par un défaut d'épargne : l'autofinancement avoisine les
120 %, ce qui veut dire que les entreprises pourraient augmenter de 20
% leurs investissements sur leurs ressources internes. De plus, ne soyons
pas naïfs : l'appartenance nationale des fonds de pension n'influe
guère sur leur stratégie, tous répartissant les risques
entre les différentes régions du monde pour ne pas "mettre
tous leurs oeufs dans le même panier". D'ailleurs, les fonds de pension
sont l'une des causes principales de l'instabilité financière
mondiale, qui explique le freinage de la production, de la croissance et
de la consommation. Créer en France des fonds de pension ne ferait
qu'ajouter des éléments d'instabilité.
Plus préoccupant pour les salariés, la capitalisation
n'est pas la solution miracle pour financer la retraite. D'abord, les fonds
de pension sont risqués. Le principal problème que rencontre
toute valorisation d'un capital tient à la volatilité des
marchés. Dépression de longue durée des marchés
des actions, faillites bancaires en série, krachs de pays trop endettés
; toutes sortes de catastrophes peuvent handicaper le paiement des retraites
capitalisées. Et si le régime institué à la
Libération est par répartition, c'est qu'il succédait
à une faillite des fonds de pension juste avant-guerre.
Sans oublier que le magot de la capitalisation en fait une tentation
pour ceux qui en ont la garde. Exemple parmi d'autres, feu Robert Maxwell,
magnat de la presse britannique, avait allégrement pioché
dans l'épargne retraite de ses salariés pour financer ses
déficits et masquer ses opérations frauduleuses.
Surtout, les fonds de pension provoqueraient une baisse du montant
des retraites. Car dès lors qu'ils se généraliseraient,
le taux de rendement financier ne serait plus particulièrement attractif.
Les fonds de pension américains, souvent montrés en exemple,
n'ont pourtant obtenu entre 1968 et 1983 qu'une rentabilité de 0.3
% par an une fois déduits les frais de gestion, la fiscalité
et l'inflation... Moins que les rendements de la Caisse d'Epargne !
Les experts estiment aussi que les gains futurs procurés par
les fonds de pension seront plus faibles que par le passé : quand,
à partir du milieu de la prochaine décennie, les personnes
âgées seront plus nombreuses que les jeunes, il y'aura plus
de vendeurs de produits financiers que d'acheteurs. Les prix baisseront.
Et les retraites avec...
Une machine de guerre contre les salariés
Qui ne se doute que si des fonds de pension d'entreprise se généralisent,
les employeurs seront tentés de rémunérer leurs salariés
en leur versant de l'"épargne-retraite" plutôt que du salaire
?
Mais l'arme fatale contre les salariés est autre. Pour augmenter
leur revenu, les retraités exigeront des entreprises une rentabilité
élevée. Elles comprimeront leurs coûts par des gels
de salaires ou des suppressions d'effectifs. On constate déjà
qu'en France le poids sur le marché des actions des fonds de pension
américains ou anglais a contraint les entreprises à licencier
pour accroître leur rentabilité. Paradoxe : les salariés,
victimes de l'insécurité croissante du capitalisme financier,
seront en même temps des rentiers, propriétaires de portefeuilles
des fonds de pension !
Répartition / capitalisation
Dans les systèmes de répartition, comme celui actuellement
en vigueur en France, les retraites versées aux inactifs sont payées
immédiatement par les cotisations obligatoires des actifs. On ne
finance pas sa propre retraite mais celle des autres. Mais en cotisant,
chaun acquiert des droits pour son avenir. Le système par répartition
est donc une contrat établi entre les générations.
A contrario, la capitalisation représente la constitution d'une
épargne pour ses vieux jours, qui peut se concevoir dans un cadre
individuel (assurance-vie, plan épargne retraite...) ou dans un
cadre collectif au niveau d'une entreprise, d'une branche d'activité.
L'épargne, constituée par les salariés et complétée
par l'employeur, est placée dans un fonds chargé de faire
fructifier les sommes accumulées en vue de verser à terme
une retraite (sous forme de capital ou de rente) correspondant au capital
épargné et aux intérêts produits.
Charpin : des hypothèses invraisemblables
Selon que la croissance sera forte ou faible, dans les années
à venir, les problèmes de financement des retraites se posent
dans des termes totalement différents. Or, le rapport Charpin retient
un taux de croissance annuelle de 1.7 % durant les 40 années à
venir, soit "moins bien que pendant les 20 dernières années
qui pourtant n'ont pas été glorieuses" (2). Autre épouvantail,
il indique aussi que les dépenses de retraite vont tripler dans
les quarante prochaines années. Sans rappeler qu'elles ont décuplé
au cours des quarante dernières années !
La part des pensions dans le Produit Intérieur Brut (PIB) devrait
passer de 11.6 % aujourd'hui à 16.6 % en 2040 (3). Comment pourrait-on
se dispenser d'une telle progression si, dans le même temps, la part
des plus de 60 ans dans la population augmente de 20.6 % à 33.2
% ?
Pertinence de la répartition
La proportion d'inactifs, si elle est correctement appréciée,
ne justifie en rien la dramatisation officielle. En effet, la hausse des
cotisations, qui serait nécessaire pour financer les retraites,
sera compensée par la baisse des dépenses publiques et privées
qui se dirigent vers les enfants et les chômeurs.
Les experts "officiels" mettent en rapport la population âgée
à la population d'âge actif. C'est oublier d'une part que
les actifs financent non seulement les besoins des personnes âgées
mais aussi ceux des jeunes, et d'autre part qu'une partie de la population
active est au chômage. Donc la meilleure mesure de la charge économique
qui pèsera sur les actifs de demain consiste à rapporter
la population sans emploi à la population active occupée.
Or, même si l'on admet l'hypothèse Charpin d'un chômage
à 9 % en 2040, le ratio 60 ans et plus / 20-59 ans s'accroîtra
de 88.6 % entre 1995 et 2040, tandis que le ratio inoccupés/ occupés
n'augmenterait que de 10.5 %. Il n'y aurait donc pas d'aggravation catastrophique
de la charge pesant sur les actifs occupés (4).
L'équilibre du système par répartition dépend
aussi du niveau de la masse salariale, puisque les cotisations sont
prélevées sur les salaires. Si la part des salaires dans
la valeur ajoutée des entreprises (la richesse produite) n'avait
pas baissé de 69 à 60 % entre 1982 et 1996, la masse salariale,
et donc les retraites, seraient aujourd'hui supérieures de 15 %
à ce qu'elle est, et l'on aurait pu se dispenser d'une partie des
hausses de cotisation qui ont eu lieu. Le fait que les cotisations soient
calculées sur les salaires pousse aussi les entreprises à
réduire les rémunérations ou le nombre de postes de
travail.
Prélever une partie des cotisations sur la richesse effectivement
créée, incluant les profits financiers, permettrait de cesser
de pénaliser les entreprises créatrices d'emplois et / ou
qui mènent une politique salariale plus sociale.
Les retraites dépendent de l'emploi
Mais le moyen principal d'augmenter la masse salariale, et donc de résoudre
une grande partie des difficultés actuelles et futures du système
de retraite, c'est de réduire le chômage. Si toute la population
active prévue pour les décennies à venir était
occupée, nous retomberions sur des ratios inactifs/actifs inférieurs
à ce que l'on a connu dans le passé. Même si l'on admet
des taux de chômage de 7 % en 2005, 5 % en 2010 et 4.5 % en 2040
(scénario prévu dans le rapport Briet de 1995), les ratios
inactifs/actifs seraient inférieurs ou égaux à celui
de 1993. Ce qui a été supporté en 1993 devrait pouvoir
l'être dans le futur si le chômage est combattu efficacement
(5).
Comment comprendre que parmi ces hypothèses, le rapport
Charpin retient pour 2040 un taux de chômage d'"équilibre"
de 9 %, fondé, sans aucune démonstration scientifique, sur
l'idée qu'une partie considérable de notre population serait
"inemployable" et destinée à le demeurer pendant les quarante
prochaines années ? Au moment où l'on nous parle de formation
continue, ces modèles sont révélateurs de l'état
d'esprit des "experts" gouvernementaux. Cela n'empêche pas le rapport
de maintenir l'affirmation selon laquelle, en 2010-2020, "la France manquera
probablement de personnes en âge de travailler" ce qui justifie le
recul de l'âge de la retraite !
Au contraire, une répartition de la richesse produite entre
capital et travail plus équitable qu'au cours des 20 dernières
années pourrait permettre de réduire le chômage, notamment
par une vraie réduction du temps de travail et l'alignement de la
durée de cotisation des salariés du privé au niveau
de celle des fonctionnaires.
L'avenir des retraites renvoie donc beaucoup plus à des orientations
économiques et sociales qu'à l'évolution de la pyramide
des âges. Last but not least, le système par répartition
valorise la possibilité d'exercice de la démocratie. Dans
ce régime, ce n'est pas l'état des marchés financiers
qui détermine le montant des retraites, c'est la société
qui décide politiquement quelle est la part de la richesse produite
qui doit aller aux personnes âgées.
Il est donc nécessaire et légitime de modifier nos systèmes
de retraite, mais rien n'oblige à envisager ces transformations
sur un modèle régressif. Le choix n'est pas entre un système
par répartition et un système par capitalisation. Le choix
est entre une société ultra-capitaliste où seul compte
le fric et une société solidaire où jeunes et moins
jeunes, riches et moins riches, peuvent vivre correctement...
Eric MARQUIS
A Lire :
Les retraites au péril du libéralisme, Pierre Khalfa et
Pierre-Yves Chanu (coord.), Ed. Syllepse, 182 p., 50 F
La comédie des fonds de pension, Jacques Nikonoff, Ed. Arléa,
1999, 262 p., 135 F
Notes :
1- Pierre Concialdi, chercheur à l'IRES, L'Economie politique,
3e trim. 1999
2- L'Unité, organe du Syndicat national unifié des impôts
(SNUI), 18 mai 1999
3- note de la rédaction : l'Institut National d'Etudes Démographiques
ne fait aucune projection au-delà de 2016 estimant qu'ensuite les
données sont trop floues.
4- Retraites, l'autre diagnostic, Notes de la Fondation Copernic, n°1,
juin 1999 (BP 32, 75921 Paris cédex 19, tel. 01 43 15 06 30
5- Retraites, l'autre diagnostic.