"On ne peut pas accueillir
toute la misère du monde". Dans le dictionnaire des idées
reçues, cette maxime figurerait certainement en bonne place au chapitre
des lieux communs.
Or cette phrase est un bâton merdeux : on ne sait pas par quel
bout la prendre. A la première écoute, elle résonne
à l'oreille comme une évidence. Ecoutez-la mieux : elle sonne
comme une imposture...
Tant et si bien qu'on est d'abord tenté de renvoyer ce sophisme
à sa fausse logique : qui pourrait bien accueillir la misère
du monde, si ce n'est le monde lui-même ?
Nous ne faisons plus partie du monde ? Ou faudrait-il expédier
la misère sur Mars ?
Si cette pirouette amuse l'esprit, elle ne convaincra pas nécessairement
le lecteur. Renversons donc cette phrase sur le dos, ouvrons lui le ventre,
et examinons de près ces quelques mots qui, pris ensemble, engendrent
tant d'ambiguïté.
"Monde", en fin de phrase, semble bien à sa place. D'emblée
le mot globalise. Il rappelle incidemment notre commune humanité.
Il signale que nous vivons sur la même planète. Il dit que
le hasard seul nous fait naître au coeur d'une forêt tropicale,
au milieu d'un désert, ou au bord d'un champ de betteraves.
Quels droits particuliers cet accident géographique pourrait-il
légitimement nous donner ? Pourquoi d'autres, victimes ailleurs
d'une malédiction locale, seraient-ils condamnés à
la subir sans pouvoir la fuir ?
Une célèbre déclaration, souvent citée
pour son cinquantième anniversaire, n'affirme-t-elle pas ingénument
dans son article premier que les hommes naissent libres et égaux
en droits ? Quel serait le contenu d'une "liberté" qui nous obligerait
à souffrir et à mourir là où le sort seul nous
précipita ? Et que signifierait le mot "égalité" qui
figerait les uns dans une perpétuelle misère et les autres
dans une redondante opulence ? Or l'incroyable développement des
techniques de communication et de transport a aujourd'hui fait du plus
lointain des hommes notre plus proche voisin. Que nous le voulions ou non,
il nous faudra apprendre à vivre avec lui.
Le mot le plus obscène
Ce disant, je ne nie pas pour autant les différences culturelles
et la réalité historique des civilisations et des Etats.
Je dis que, dans le respect des premières, il nous faut démocratiquement
construire les seconds avec les hommes et les femmes qui y vivent. Tous
les hommes, toutes les femmes. Nous ne bâtirons pas la démocratie
en Europe comme une forteresse assiégée sur une île
déserte, en rejetant à la mer les damnés de la Terre
qui veulent y rêver et y travailler avec nous. En ce sens "accueillir"
est sans doute dans notre phrase le mot le plus obscène, le plus
hypocrite, le plus hors propos. Quel sens de l'accueil, vraiment ! Priver
de liberté des hommes, des femmes et des enfants dont le seul crime
est d'être né ailleurs ! Construire spécialement pour
eux des camps de rétention, c'est à dire des camps de prisonniers
! Les couper totalement de la population pour leur reprocher ensuite de
ne pas avoir su "s'intégrer" ! Fixer des quotas d'expulsion et prétendre
renvoyer ces personnes scotchés au siège d'un avion. Bonjour
l'accueil ! Par comparaison, le mot "misère" peut sembler aller
de soi. Il n'en est pas moins ambigu. Car si c'est bien la misère
(guerre civile, dictature, famine ou "simple" pauvreté) qui pousse
les gens à quitter leur pays, ce n'est pas la misère
qui débarque ici. C'est un homme ou une femme, avec son énergie,
ses projets de jeunesse, ses économies parfois, sa force de travail,
souvent, son envie de vivre toujours. Avec sa culture et une partie de
la mémoire du monde -ses parfums, ses rythmes, ses couleurs. C'est
grâce à eux tous s'il y'a des dizaines et des dizaines de
restos, snacks et de commerces espagnols, grecs, italiens, marocains, chiliens,
indiens, pakistanais, polonais, turcs... Grâce à eux que les
musiciens qui nous font danser sont souvent blacks, italos, latinos, beurs,
californiens... Grâce à eux que mes ami(e)s sont parfois catalans,
tunisiens, suisses, congolais, américains, québécois,
juifs polonais...
C'est toute cette richesse que nous pouvons accueillir - celle qui
nous fait voyager sur place, celle qui fait de nous les vecteurs d'une
culture universelle, qui pourra indéfiniment croire en chacun de
nous sans jamais en priver personne. Qui nous parle de misère
?
Un mot, toute l'imposture
Nous avons presque fini, mais il y'a un autre mot dont nous n'avons
pas encore parlé. Ce petit mot c'est toute. Et c'est pourtant
la clé de l'imposture. Car qui pourrait porter sur ses épaules
toute la misère, toute la richesse ou même toutes
les frites du monde ? Avouez que ça vous fatigue rien que d'y penser.
Alors qu'une partie de la misère du monde - surtout si c'est aussi
une partie de sa richesse - cela devient plus facile à accepter
non ? Les candidats réfugiés ne représentent actuellement
que 0,01 à 0,02 % de la population. Imaginez une grande salle où
vivraient et travailleraient un millier de personnes. Tous les ans, une
ou deux personnes supplémentaires pousseraient la porte et se mêleraient
aux mille autres. La vie de la cité s'en trouverait -elle bouleversée
? Y'aurait-il de quoi en faire un fromage ? Les gens seraient -ils vraiment
plus riches, plus productifs, plus heureux, plus libres, que sais-je ?
s'ils laissaient enfermer ces nouveaux venus dans un camp de prisonniers
? Où est-ce une partie de leur propre humanité qu'ils auraient
ainsi mise sous clé ?
Je laisserai le mot de la fin à Alexandre Von Sivers, le plus
syldave des comédiens belges, qui, après une naissance en
Europe centrale, a vécu ses premiers mois en Belgique comme "bébé-sans-papiers".
Dans une vidéo de soutien aux demandes de régularisation,
il disait en substance : "je ne comprends pas grand chose aux Etats et
aux frontières. Je sais seulement que la Terre est ronde et que,
contrairement aux arbres qui ont des racines, les hommes ont des pieds
pour marcher". La Terre est ronde et les hommes ont des pieds pour marcher
? Merci Alexandre de nous rappeler avec Brecht cette autre évidence.
Claude Semal
Comédien belge