Si l'on a tant de mal
à mettre en pratique des solutions aux problèmes écologiques,
c'est avant tout parce que la démocratie n'existe à aucun
niveau, local, national ou mondial.
Beaucoup d'écologistes et d'experts de la Banque Mondiale ont
réduit le développement durable à des problèmes
techniques : réfrégirateurs sans CFC, agriculture biologique,
énergie solaire. Parce que dans ces domaines, il est facile de fournir
des conseils et de vendre des techniques.
Prenons l'exemple de la Révolution Verte. Dans les années
soixante, alors qu'elle souffrait d'une grave sécheresse, l'Inde
prit conscience qu'elle négligeait son agriculture. Immédiatement,
on lança une politique visant à accroître la production.
On encouragea l'utilisation de variétés à hauts rendements
stimulées par des engrais chimiques. Et on fut récompensé
de sa peine. Grâce à la Révolution Verte, on put nourrir
une multitude de gens. L'Inde se suffisait à elle-même. Sans
cela, elle n'aurait pas pu s'opposer, sur la question des réfugiés
du Pakistan oriental, au grand fournisseur d'aide alimentaire de l'époque,
les Etats-Unis. Et le Bangladesh n'aurait pas été créé.
Mais bientôt la démocratie indienne allait constater qu'en
augmentant la production alimentaire, on pouvait remplir des entrepôts
sans pour autant remplir l'estomac des pauvres. Au cours de la sécheresse
qui sévit de nouveau dans les années soixante-dix, on mit
en place des programmes de soutien à l'emploi pour permettre aux
pauvres parmi les pauvres d'avoir quelques sous pour survivre. Depuis,
la sécheresse a encore frappé le pays mais les Indiens n'ont
pas connu la famine.
Par contre, ils n'ont pas encore pris conscience des conséquences
de la Révolution Verte sur le plan de la santé et de l'environnement.
Elle cause beaucoup de dégâts à l'environnement, mais
on n'a pas cherché à développer en même temps
des types d'agriculture à la fois productive et respectueuse de
la nature. Ici, la démocratie indienne n'a pas joué son rôle
: l'Etat, dont dépendaient tous les agronomes et tous les médecins,
a toujours refusé d'admettre les dangers que pouvait comporter l'usage
des engrais pour le maintien de la fertilité des sols et le caractère
nocif des pesticides sur la santé humaine. Maintenus dans l'ignorance
de ces choses, notamment par la bureaucratie et par les institutions de
l'Etat qui sont largement dépourvues d'esprit démocratique,
les gens n'ont même pas tenté de résoudre ces problèmes.
Pour que les gens soient capables d'apprendre et de rectifier leurs
façons de procéder, il faut que la pratique démocratique
ne se limite pas à élire les hommes politiques qui vont diriger
le pays. On doit aussi encourager le débat et la réflexion
en diffusant librement l'information, en laissant les gens s'exprimer sans
crainte et s'organiser pour une action citoyenne. Parfois, il faudra encore
aller plus loin, et des pratiques démocratiques devront s'instaurer
au sommet de l'Etat jusqu'au ras des pâturages. Ici aussi, l'Inde
a échoué. C'est pourquoi l'herbe est aujourd'hui si maigre
dans ses pâturages.
Parlons également des forêts. Il faut à la fois
les exploiter et les conserver. Cela est vrai aussi bien du point de vue
de l'économie du pays en général que de la vie des
populations démunies qui habitent à leur périphérie
ou à l'intérieur. Il ne faut pas croire qu'au ministère
de l'environnement, le ministre ou le bureaucrate va pencher en faveur
de ces gens. Souvenons-nous du mouvement Chipko, au début des années
soixante-dix. C'est là que nous avons compris combien il importe
que les décisions soient prises à l'échelon local.
L'Inde a connu des succès retentissants parce qu'elle n'est pas
assez démocratique. Son système bureaucratique, créé
par l'ancien pouvoir colonial, reste en place avec un esprit ausi colonial
qu'auparavant. Il imprègne si fortement les élites du pays
qu'elles ne se rendent même pas compte des vrais problèmes.
Il faudrait passer à la moulinette l'administration indienne, incompétente
et apathique, la direction des forêts, les bureaucrates qui s'occupent
de l'eau ou d'autre chose, et en faire du compost. Sinon, le noyau dur
des politiciens et des fonctionnaires ne bougera pas, et l'Inde restera
immobile sur ses fondations. Notre tâche est donc de faire naître
dans la société des organisations de base dans un esprit
participatif et démocratique.
Beaucoup de problèmes environnementaux communs apparaissent et
perpétuent tout simplement parce que la pratique démocratique
n'existe pas au niveau mondial. Les Etats-Unis, l'Inde, et bien sûr
d'autres pays, sont sans doute des démocraties électives
au niveau national. Mais les discussions portant sur les questions de l'environnement,
comme le réchauffement de l'atmosphère, ont lieu dans le
cadre d'assemblées peu structurées où sont représentés
les gouvernements nationaux. Et si un Indien, un Bangladeshi ou un Maldivien
disparaît du fait de l'élévation du niveau des mers,
est-ce que cela affectera vraiment le gouvernement des Etats-Unis ? Dans
ces négociations qui ne sont pas sans conséquences économiques
pour les Américains, ce gouvernement exigera des contre-parties,
et il n'acceptera pas le coût élevé des conséquences
de ce phénomène pour les populations côtières
démunies dans des pays marginalisés. S'il y avait des structures
démocratiques au niveau mondial, les gens du Bangladesh auraient
le droit d'empêcher les citoyens américains de profiter de
la terre entière au point que l'existence même de leur pays
est menacée. Toutes ces parlottes à propos de "la Terre,
notre Mère à tous" resteront sacrément creuses tant
qu'un droit démocratique de cette nature ne sera pas reconnu et
qu'il n'aura pas véritablement force de loi. Pour garantir le long
terme, il faut absolument renforcer toujours plus la pratique démocratique
au niveau national et la renouveler au plan local et au plan mondial.
Anil AGARWAL
(octobre 1996)