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Petit conte utopique

Un monde tout propre

 
 

Article extrait du magazine Silence, n° 239-240, janvier 1999. Il peut être librement reproduit sous réserve d'en mentionner la source.



 

A l'occasion de Noël, MAB (grâce au magazine Silence) vous offre un voyage dans le futur. 

 
- Lab ! la poubelle !
- Oui Méa, je m'en occupe.
Elle avait simplement crié le message, crié juste assez fort pour qu'il franchisse la douce modulation phonique émanant de la pièce où elle achevait sa dernière création de musique galactique. Plutôt qu'exiter sur l'écran interne, se disait Lab en souriant, elle avait utilisé en somme l'archaïque méthode de la communication orale, méthode qui revenait à la mode, d'ailleurs...
Il mit en wait ses télécoptes pour descendre à l'office du séj décrocher le mini-container des ultimes. Un bon mois qu'on ne l'a pas fait, pensa-t-il, car ce nouveau compacteur manuel est vraiment sumum. Il est vrai que depuis une vingtaine d'années, les emballages sont devenus extrêmement légers bien que très suffisants pour la protection des aliments. L'interdiction des enveloppes multiples, des plastiques, des boîtes métal a été une bonne mesure. Drôledrôle, l'emballage-plume s'était alors imposé comme argument de vente avant même la promulgation de la loi, l'industrie devançant le mouvement. Par intérêt, certes, mais plus du tout frical puisque le système économique était déjà inversé, c'est à dire enfin mis d'aplomb.
Seule la qualité du produit ou son "intérêt d'utilité sociale" étaient rétribués, évidemment.
Lab s'était assis, le mini-container à ses pieds, et il essayait de se remémorer ses études sur le sujet. Dans les années 2030-2040, peu avant sa naissance, on avait beaucoup écrit sur la grande remise en ordre mondiale. Les analystes disaient alors que s'il n'y avait eu une aussi fabuleuse simultanéité d'événements graves, on n'aurait jamais pu tout remettre en cause de manière si radicale. La loi des séries débordait ! Lab ne savait plus exactement... Ah oui ! D'abord la crise financière mondiale pulvérisant les monnaies les plus fotes et puis en même temps les famines sans précédent à la montée des eaux pour cause de réchauffement de la planète plus rapide qu'annoncé, et cette centrale nucléaire qui sautait en Iran, et l'affaire de dissémination de gènes manipulés aux USA et encore il ne savait plus quoi. Lab pensait souvent à cette période noire de l'histoire, à la longue et pénible adaptation au nouveau système qui avait suivi, mais il était conscient que le bouleversement total des pensées avait permis à l'humanité non seulement de survivre aux désastres mais de vivre bien mieux qu'avant.
Ainsi remarqua-t-il, cette miniscule poubelle, à vider une fois par mois seulement, a remplacé des corvées ménagères de transport et de tri d'encombrants déchets. Tous les résidus alimentaires, grâce à cet intelligent petit broyeur à pédale, s'en vont avec un peu des eaux usées à l'usine de compostage communale qui nous fournit les fleurs et légumes. Quant aux ultimes (on dit aussi les finitudes), les ordures non collectées pour recyclage traditionnel, ce truc que j'ai pour mission d'évacuer dans l'instant, il ira dans les machines où par insufflation de bulles d'air on en fera des panneaux isolants. Le SERF va venir le chercher. Parfaitement stylé, le SERF et même zéleux ! Ca amusait encore Lab, le SERF : Société Ecologique de Ramassage des Finitutes... Il avançait doucement et sans bruit sur son rail de verre, mais bien sûr ne circulait qu'après s'être rechargé en énergie dans son garage couvert de bonnes vieilles photopiles.
- Oh Lab ! Tu rêves ? Tu n'entends pas le vibrason d'approche du SERF ?
- Si, Méa ma belle, je fonce vers lui !
Sitôt le mini-container vidé Lab s'aperçut qu'il avait oublié de rajouter sa petite enveloppe financière. "Je vais finir par payer l'amende si je tarde encore...". C'était pourtant obligatoire depuis longtemps de se débarrasser des produits financiers non investis... Et comme l'ouverture dans laquelle on vidait les ultimes avait une sorte de volet, les plaisantins disaient que "jeter l'argent par la fenêtre" était le fait des bons citoyens... Ah ! c'était vraiment un passé révolu, celui de la spéculation ! L'ère libérale avait rejoint le quaternaire dans les esprits.
Quand on pense, se dit Lab, à toutes les théories des économistes qui ne préconisaient rien de mieux que des mesures budgétaires devant les signes prémonitoires de la crise... Keynes y compris, ou même un certain Lipietz qui se voulait novateur... La spéculation impossible n'a pas été facile à faire admettre mais enfin c'est fait.
Il faut reconnaître qu'il a fallu tout reprendre à la base, donc l'éducation, d'abord. L'éducation enfin vue comme moyen de recherche et de développement des qualités propres de chaque enfant et non plus, jamais, comme l'obligation de le soumettre à un programme. La politique a suivi, devenue simplement rigoureuse gestion de la chose publique, et non plus, jamais, bagarre de bandes rivales se disputant le pouvoir... Lab soupire : comment cette notion désuète a-t-elle pu faire tant de mal ?
Aujourd'hui, personne n'aurait l'idée de se battre pour un pouvoir. Il est totalement partagé et ne peut rapporter aucun profit ni honneurs. Autrefois, il est vrai que dès l'école on apprenait la compétition pour prendre la tête de la classe, paraît-il. C'était vraiment torve, cette façon de voir, vraiment infaxable. Pour l'économie même schéma, il fallait que les entreprises "écrasent" leurs concurentes, mêmes si celles-ci fabriquaient des produits de meilleure qualité ou plus utiles. Aberrant ! Suicidant ! Et le travail était considéré par presque tous comme une corvée (pas du tout le sens d'action noble et volontaire qu'il a pris depuis que le salaire n'y est plus lié) et pourtant des milliers de chômeurs en demandaient à cor et à cri ! Nos ancêtres les Européens étaient incompréhensibles, d'autant plus que certains parlaient encore à la fin du vingtième siècle de lutte des classes, d'exploitation des travailleurs quand ça n'avait déjà plus aucun sens !
Comme s'ils n'avaient pas compris que le mépris, l'indifférence devant ceux qu'on osait ne pas employer équivalaient à les jeter avec les monceaux d'ordures et c'était pire que l'esclavage. Un monde à l'envers et un monde sale. Lab leva la tête et respira une poumonnée d'air frais qui sentait le tilleul. Haut, un grand triangle de migrateurs entaillait le bleu.
Oui, se dit-il, notre monde actuel n'est pas absolument parfait, mais c'est un monde propre. Puis il se mit à rire tout seul : Méa ne se doute pas combien notre poubelle était strangement évocante, ce matin !!!
 

MADE

NB : tous les mots et expressions (comme exiter, séj, mettre en waitn, drôledrôle, frical, zéleux, vibrason, infaxable etc...) employés dans ce texte figurent dans l'Encyclopédie édition 2089. S'y référer en cas de doute. Merci.

 

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