mabun espace d'expression

mensuel

AccueilExpressionsRéactionsRessourcesSites webArchivesBoite aux lettres


 

Les archives

archives > ressources


 


 
 

Automobile et économie

 
 

Texte extrait du mensuel Silence, n°238, décembre 1998, p. 16-19. Il peut être librement reproduit sous réserve d'en indiquer la source.



 

Si d'aventure vous croisez la route d'une de ces prisons automobiles qui silonnent les avenues de notre planète bleue, ne vous laissez pas abuser. Seuls les simples d'esprit croient encore qu'il s'agit d'un amas de métal qui brûle du pétrole en klaxonnant. Les économistes, eux, savent que le monde physique, celui que nous revèlent nos cinq sens, n'est qu'illusion. Pour eux, la réalité profonde, la véritable essence immatérielle et omniprésente du monde, c'est l'argent : une voiture n'est pas une voiture, mais une forme d'investissement. Dans leur bouche, accidents, maladies, encombrements, nuisances sonores et effet de serre s'évanouissent comme par miracle devant la puissante réalité économique.
Pour la plupart des économistes, les fluctuations de l'emploi répondent à une seule logique assez simple : seule une augmentation de la consommation peut empêcher la mécanisation croissante des techniques de production de laisser trop de travailleurs au chômage. D'après Patrick Artus (1), les gains de productivité dus à la mécanisation ont en moyenne légèrement dépassé 2 % par an entre 1979 et 1993, tandis que la croissance fluctuait entre 2,5 et 3 %. Pour en déduire l'évolution de l'emploi, il devrait suffire de calculer la différence entre les deux soit entre 0,5 et 1 % par an... puis de la comparer à l'augmentation de la population active, qui fut d'environ 0,5 % par an pendant la même période. Pendant cette période, le taux de chômage aurait donc dû diminuer d'une valeur comprise entre 0,5 et 0 % par an, mais d'autres paramètres interviennent encore puisqu'il est au contraire passé en France, de 7,4 % en 1981 à 11,7 % en 1993 et 12,5 % en 1996 (2). Reste que pour l'essentiel, ce raisonnement prévaut et que le chômage ne semble pouvoir reculer (très lentement) qu'avec une reprise de la croissance. Pour Patrick Artus, pousser la croissance jusqu'à un taux de 3,5 % constitue un "impératif catégorique". Pour ce faire, tous les moyens sont donc bons et l'industrie automobile est considérée comme "l'industrie phare de la consommation, industrie vedette des trente glorieuses". C'est du moins en ces termes qu'en parle Pascal Galinier (3) lorsqu'il déplore "l'insuffisance" des immatriculations depuis l'automne 1993. Quant au transport routier dans son ensemble (automobile comprise), il représente pour la France, d'après Christian Gérondeau, plus de 1000 milliards de francs de chiffre d'affaire, 2 600 000 emplois et 15 % du produit national brut (4). Si l'on ne regarde le monde qu'à travers le miroir déformant de son économie, comment s'étonner du sacrifice consenti à deux reprises par l'Etat français, avec les primes Balladur et Juppé, pour doper le marché de l'automobile ? La prime Balladur a par exemple coûté 3,7 milliards de francs à l'Etat (qui ne se traduisent en réalité que par un manque à gagner sur la TVA, puisque la rentrée de TVA correspondante s'éleva à 3,95 milliards de francs soit un bénéfice pour l'Etat de seulement 0,25 milliards de francs. Si l'argent investi dans ces immatriculations l'avait été dans un secteur non subventionnié, l'Etat aurait effectivement perçu ces 3, 95 milliards (5)).
Le gouvernement chinois s'ouvrant à l'économie de marché tient un raisonnement semblable. En Chine, où circulent quelque 400 millions de bicyclettes contre seulement 1,8 million d'automobiles (dont 5 % sont privées, car ces dernières étaient illégales il y'a encore quelques années), le nombre de véhicules à moteur est brutalement passé de 613 000 en 1970 à 5,8 millions en 1990, et le gouvernement fait tout son possible pour que la production annuelle de voitures passe de 1,3 million en 1993 à 3 millions en 2000. "Considérant l'automobile comme un élément essentiel du "développement", les autorités chinoises limitent le nombre de bicyclettes dans certaines rues, pour laisser davantage de place aux voitures. A Guangzhou, 11 grandes rues sont interdites aux bicyclettes pendant les heures d'affluence, et à Shanghaï, le Bund leur est totalement interdit".
Comparer l'automobile à la bicyclette peut faire sourir certains occidentaux qui ignorent qu'à elles seules, les bicyclettes transportent en Asie plus de personnes que toutes les automobiles du monde, que l'on construit trois fois plus de bicyclettes que d'automobiles, et qu'enfin la production mondiale d'automobiles n'augmente plus (on en construit moins aujourd'hui qu'en 1989), tandis que l'on a produit en 1995 deux fois plus de vélos qu'au début des années 80 et 20 % de plus qu'en 1990 (6).
 


Quelques aberrations du dogme économique


L'autorité des économistes n'empêche cependant pas leurs dogmes de comporter de flagrantes aberrations.
D'après Daniel Cohen, lorsque dans les années 50 et 60, les économies capitalistes se sont convaincues de l'impérieuse nécessité de la croissance et de l'inexistence de ses limites, elles furent tout simplement victimes d'une grande illusion.
La tenacité de ce dogme ne se fonde que sur le souvenir de la prospérité qui régna de 1948 (avec le début du plan Marshall) à 1973 (avec le premier choc pétrolier), pendant les fameuses trente glorieuses, qui ne durèrent donc que 25 ans. Cette période ne correspond en réalité pour l'Europe qu'à son rattrapage technologique de l'avance prise par les Etats-Unis.
Au-delà de ce rattrapage, la croissance ne pouvait que reprendre son rythme séculaire d'environ 2 % par an, ce qu'elle a fait. Mais depuis, comme pour Marcel Proust qui apprenant que Mademoiselle Albertine était partie, s'exclama alors "cela n'a aucune importance parce que je vais la faire revenir tout de suite", la plupart des économistes continuent d'attendre le retour de cette période faste, qui ne reviendra jamais (7).
D'après Albert Jacquard, les économistes affirment qu'en France, une croissance de 4 % par an, permettrait de diminuer le nombre de chômeurs de 2 % par an. Une croissance annuelle de 4 % correspond à un doublement de la production tous les 18 ans, à une multiplication par 4 en 36 ans et par 7 en 50 ans (1,04 x 1,04... cinquante fois = 7,1). Si cela se produisait, les Français consommeraient 7 fois plus de richesses non renouvelables en 2047 qu'aujourd'hui, comme le fer, le pétrôle ou l'aluminium, sans parler de l'oxygène brûlé, ni du gaz carbonique émis dans les diverses combustions. Le nombre de chômeurs n'aurait dans le même temps diminué que de 40 % (0,98 x 098 cinquante fois = 0,6) et les 3,5 millions de chômeurs officiels seraient encore plus de deux millions (8).
Il serait donc vain de s'obstiner à vouloir guérir tous les maux par les seules vertus de la croissance, surtout lorsqu'elle en engendre d'autres. Il serait plutôt temps de rechercher de nouvelles solutions.
 


Dématérialisation de la monnaie


Replacée dans sa perspective historique, la tendance actuelle de l'économie à devenir un monde virtuel affranchi de tout lien avec la réalité physique apparaît comme la suite d'un mouvement amorcé dès l'origine de la monnaie, qui a toujours gardé le cap d'une abstraction grandissante. Dans l'Antiquité, divers animaux domestiques (boeufs, porcs...) cérérales (orge, blé...), ou objets manufacturés (disques, anneaux, haches, chaudrons, rasoirs...) servaient de monnaie de la même façon que des lingots ou des pièces d'or, d'argent ou de bronze. Ce que l'on utilisait pouvait donc tout aussi bien être consommé en tant que tel qu'échangé contre autre chose. Lorsque progressivement, les pièces de métal plus ou moins précieux supplantèrent la marchandise quasiment brute dans le rôle de la monnaie, elles rendirent les transactions un peu plus abstraites. Un métal précieux peut encore s'utiliser tel quel, mais, surtout s'il est frappé du sceau royal, sa valeur symbolique commence à transcender sa valeur physique. Au XIVe et XVe siècles, l'apparition en Italie d'une monnaie de papier augmenta d'un degré supplémentaire l'abstraction des transactions marchandes (9) : le papier ne peut plus du tout s'utiliser tel quel. La disparition quasiment totale du support physique de la monnaie à l'époque moderne, avec l'apparition de la mémoire magnétique des comptes en banque, est encore venue amplifier le phénomène.
Mais là ne s'arrêtent pas encore les attaques portées par le virtuel sur la réalité : le volume des marchés financiers n'a aujourd'hui plus de communes mesures avec celui des transactions physiques. "Le chiffre d'affaires de la General Motors est plus élevé que le produit national brut (PNB) du Danemark, celui de Ford est plus important que le PNB de l'Afrique du Sud, et celui de Toyota dépasse le PNB de la Norvège. Et nous sommes ici dans le domaine de l'économie réelle, celle qui produit et échange des biens et des services concrets. Si l'on y ajoute les acteurs de l'économie financière (dont le volume est cinquante fois supérieur à celui de l'économie réelle), c'est à dire les principaux fonds de pensions américains et japonais qui dominent les marchés financiers, le poids des Etats devient négligeable" (10).
 


Les limites de la consommation


Si auhourd'hui à Bangkok, en Thaïlande, les agents de la circulation sont obligés de respirer dans des bornes à oxygène, c'est parce que l'humanité a cru que la représentation du monde proposée par la théorie économique était la réalité. Or, elle n'est qu'une représentation de plus en plus incomplète, de ce monde. A Bangkok, la croissance est supérieure à 8 % par an depuis une dizaine d'années. Cette ville compte chaque jour 600 véhicules de plus. Les trois millions de véhicules qui y circulent formeraient, alignés pare-choc contre pare-chocs, une chaîne de 12000 kilomètres de long, soit plus du quart du méridien terrestre qui en compte 40000 et cela pour la seule ville de Bangkok ! La pollution y serait à l'origine d'une visite sur dix chez le médecin et de 1400 décès par an. 60 % des agents de la circulation y souffrent de problèmes respiratoires et d'ouïe liés à leurs activités professionnelles (11).
Aux Etats-Unis, le nombre moyen de kilomètres parcourus par habitant est passé de 3800 en 1950 à plus de 9700 en 1990. Mais cette augmentation entraîne une utilisation inefficace du territoire, qui se traduit elle-même par une augmentation des trajets en automobile. De 1969 à 1990, le nombre de kilomètres parcourus pour faire les courses a par exemple augmenté de 137 %, tandis que les trajets domicile-travail augmentaient de 16 % (12). Les automobilistes ne tirent aucun bénéfice de cette frénésie. Seule la consommation en sort victorieuse. Depuis des décennies, le temps passé à se déplacer n'a pas diminué. Ce sont les trajets que nous sommes amenés à accomplir pour satisfaire les mêmes besoins qui ont augmenté. Quand nous gagnons du temps, nous l'utilisons pour consommer plus de distance.
des routesPour une consommation mondiale moyenne de 1600 litres de pétrole par an et par personne, un Indien en consomme moins de 300 litres et un Américain du nord l'équivalent de 7900 litres, soit 26 fois plus. Les 270 millions d'Américains du nord consomment à eux seuls antant d'énergie que les 3,6 milliards d'Africains, d'Américains du Sud et d'Asiatiques (hors Japon) (13). Aux Etats-Unis, la consommation de matières premières vierges s'est multipliée par quatorze entre 1900 et 1991, alors que la population ne s'est multipliée que par un peu plus de trois.
L'épuisement des ressources naturelles est une menace tellement sérieuse que la NASA a rendu public le 12 juin 1996 un rapport étudiant la possibilité de reprendre d'ici 2004 des vols lunaires, avec cete fois pour objectif l'exploitation de ressources minières ! (15). Notre modeste galaxie suffira t'elle à couvrir les besoins énergétiques de l'espèce humaine ? Pourquoi ne pas envisager de coloniser d'autres planètes lorsque nous aurons dévasté la Terre ? Il y'a peut être d'autres paradis à détruire.
Mais l'épuisement des ressources minières et des énergies fossiles ne constitue en réalité pas la menace la plus grave pour l'avenir de notre espèce. Il apparaît aujourd'hui clairement qu'avant même d'avoir épuisé les ressources non renouvelables de la planète, la majeure partie de l'humanité verra sa vie menacée par la destruction des écosystèmes qui lui assurent un apport de ressources renouvelables. Les seuils critiques à l'exploitation des ressources planétaires que l'humanité a aujourd'hui sont en fait constitués par l'épuisement des réserves de pêche océanique, des réserves d'eau potable et d'irrigation, des réserves de bois de chauffage, des surfaces de terres cultivables (détruites par l'érosion), des quantités d'engrais que les variétés agricoles sont capables d'assimiler et des quantités de gaz carbonique que notre atmosphère peut absorber sans modification dramatique du climat.
En Chine, la limite la plus contraignante à l'expansion de l'industrie automobile est constituée par "les grandes superficies qu'exigent les routes et les aires de stationnement. Cette contrainte est particulièrement ressentie en Asie, où se trouve concentrée la moitié de la population mondiale, mais qui ne dispose que du tiers des terres cultivables. La construction d'un garage pour chacune des  voitures existantes en Chine ou en Inde emploierait une superficie nécessaire pour un autre usage, notamment agricole. En Chine, un habitant ne dispose que de 0,8 hectare de terres à céréales. En y plaçant une superficie de béton suffisante pour le stationnement d'une voiture et un petit morceau de route par famille, cette surface serait assez amputée pour que l'alimentation des habitants devienne insuffisante" (16).
 


Quelles alternatives ?


Quatre voies de recherche semblent actuellement prometteuses en maière d'alternatives à la croissance inconditionnelle.
La première consisterait à reporter la consommation sur des biens culturels, économes en ressources non renouvelables, et sans dangers pour les écosystèmes. On peut imaginer une ville envahie de concerts, de bals de quartier, de librairie et de musées plutôt que de bagnoles.
La seconde consisterait à recycler les ressources non renouvelables.
La troisième à gérer la consommation des ressources renouvelables sans les détruire (énergie solaire ou éolienne, agriculture biologique...).
La quatrième enfin à diminuer simultanément le temps de travail et la consommation.
Quelles que soient les voies choisies, elles ne pourront se passer de considérer que la "réalité économique" n'est pas la réalité, mais une simple représentation, incomplète, du monde. Les physiciens élaborent puis abandonnent successivement des modèles théoriques pour décrire la nature, pour les remplacer par d'autres plus performants. Comme la physique newtonnienne, la représentation économique du monde a aujourd'hui atteint ses limites puisqu'elle ne suffit plus ni à le décrire, ni à le comprendre.
La théorie économique traverse une crise semblable aux crises décrites par Thomas S. Kuhn dans son célèbre ouvrage "La structure des révolutions scientifiques" (17). Kuhn a montré que lorsqu'une théorie entre en contradiction avec les phénomènes observés, on recherche les éléments qui lui manquent ou les erreurs qu'elle contient afin de la compléter ou de la modifier. Si la crise résiste à toutes les tentatives d'adapter la théorie en vigueur, on se résout à rechercher de nouvelles théories. Mais l'intérêt de son ouvrage est sourtout d'avoir montré que l'esprit humain était incapable d'abandonner une ancienne représentation du monde, même si on a depuis longtemps fait la preuve de ses contradictions avec la réalité observée, aussi longtemps qu'il n'en a pas découvert une autre plus performante pour la remplacer.
Sans aller jusqu'à remplacer la théorie économique, il est peut-être possible de la compléter et de la modifier afin de résoudre ses contradictions avec la réalité. Par exemple en introduisant d'autres paramètres que la richesse produite pour mesurer le bonheur humain. Ou en introduisant la restauration des ressources renouvelables (eau potable, terres arables, couvert végétal, etc) comme condition de leur exploitation et de notre survie.
Une initiative vient d'être prise dans ce sens par une équipe de scientifiques dirigée par robert Costanza, écologiste de l'Institute for Ecological Economics de l'université de Maryland, qui publia en mai 97 une étude dans Nature pour tenter de chiffrer les services rendus à l'humanité par l'écosystème mondial, dans le but d'encourager une planification plus rationnelle de son exploitation (18). Cette étude évalue ces services à environ 33 300 milliards de dollars  par an, soit près du double du PNB mondial (19).
Philippe LAPORTE
 
(1) Patrick Artus, L'impératif catégorique, Le Monde des débats, n°23, octobre 1984
(2) Dominique et Michèle Frémy, Quid 1997, Robert Laffont, 1996, p. 1631
(3) Pascal Galinier, Automobile : l'automne où tout a dérapé, Le Nouvel économiste, n°1019, octobre 1995
(4) Christian Gérondeau, Les transports en France, Transports actualités, 1994
(5) Quid 1997, op cit., p. 2037
(6) Worldwatch Insitute, L'état de la planète 1995-1996, Ed. La Découverte, 1995, pages 185 et 186 et L'état de la planète 1996, Economica, 1996, p. 243 à 245
(7) Daniel Cohen, La grande illusion, Le Monde des débats, octobre 1994 et Daniel Cohen, Les Infortunes des la prospérité, Ed. Julliard, 1994
(8) Albert Jacquard, J'accuse l'économie triomphante, Ed. Calman-Lévy, 1995, p. 58
(9) Michel Bruguières, article "Monnaie" dans Encyclopaedia Universalis
(10) Igniacio Ramonet, Le monde diplomatique, n°514, janvier 1997
(11) Le Monde, 6 juin 1996
(12) Worldwatch Insiute, "L'état de la planète 1994, Ed. La Découverte, p. 125
(13) Benjamin Dessus, Atlas des énergies pour un monde vivable, Ed. Syros, 1994, p. 18 et 20
(14) L'Etat de la planète 1995-1996, op. cit, p. 119
(15) Sciences et Avenir, n°595, septembre 1996, p. 30
(16) L' état de la planète 1996, op. cit, p. 243
(17) Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Ed. Flammarion, 1983
(18) Courrier International, n°345, 12 juin 1997, p. 40
(19) Note de la rédaction : ce genre de calcul a ses limites : combien coûte la vie d'un enfant tué par une voiture ? La dispartion d'une espèce ?...

 

Les poèmes

Les bouquins

Les réactions

Les ressources


 
 
 
 
 
 

 

Copyright © 2000 OS - Tous droits réservés sauf indications contraires