La place / Annie Ernaux
Gallimard (Collection Folio), 1997, 113
p., 21 F
C'est
l'histoire d'un père, ou plutôt le récit d'une fille
(Annie Ernaux) sur son papa mais aussi sa maman. Un récit qui débute
par la réussite au CAPES de l'auteur et par la mort de son père
deux mois après. La narratrice se rappelle et elle débute
par l'événement douloureux qu'est la mort de son père.
Ce n'est qu'après que le passé revient et que l'on découvre
la vie de cet homme avec à ses côtés sa femme. Une
vie qui commence par le travail à la ferme puis vient la guerre
et ses bouleversements. Puis arrive le travail à l'usine après
la première guerre mondiale et ses avantages : "c'était un
travail propre, à l'abri des intempéries. Il y' avait des
toilettes et des vestiaires séparés pour chaque sexe, des
horaires fixes." Vint le mariage de ses parents et l'achat d'un café-épicerie-bois-charbons,
sa naissance, son enfance etc… Bref un parcours classique sans événements
et aventures extraordinaires, "juste" la vie qui passe et qui se déroule.
Une vie que beaucoup de gens ont vécu d'une manière ou d'une
autre, dans ce monde ouvrier et paysan. Un monde avec ses habitudes, son
mode de vie, son argot, un monde où son père baigne
et qui sera source de conflits à l'adolescence de leur fille, confrontée
au monde petit-bourgeois. Fracture entre une fille cultivée ("elle
étudie") et un père qui parle argot et qui sait juste lire
et écrire. Fracture aussi entre son père (et sa mère)
et les autres ("la peur d'être déplacé, d'avoir honte"),
les personnes importantes. Mais aussi fracture entre l'enfant qui devient
adulte et ses parents, séparation inévitable. Un "conflit
de génération" dirait-on. Des parents que l'on quitte pour
dans le cas de l'auteur un mari, des parents dont on rend visite de temps
en temps et il arrive un moment où l'un d'eux meurt sans que l'on
s'y attende. Rappel alors de l'être cher disparu comme Annie l'a
fait. Travail de remémoration pour un récit personnel et
universel à la fois. Personnel par rapport à la vie de son
père et de sa mère (parcours particulier) et universel par
l'aspect "banal" de ses parents : rien d'extraordinaire dans ce récit,
"juste" une vie que beaucoup de personnes ont eu et continuent à
avoir aujourd'hui, simplicité, épuration du récit
renforcé par les phrases courtes employées. Un aspect universel
qui est renforcé par l'absence de prénoms, de dates et de
lieux ("Y…" par exemple) et qui permet d'éviter "le piège
de l'individuel". Magnifique récit donc.
L'OS
Les ineffables / Lewis Trondheim
L'Association, 32 p., 2001, 35 F
Et hop … voilà de nouveau l’univers de Trondheim … voilà
de nouveau la fable, la logique renversante et décapante … voilà
la bande dessinée en action … voilà le retour du conte philosophique
éclairant notre société, notre mode de vie, notre
quotidien … voilà Lewis Trondheim … CHAPEAU POINTU …
Voilà « les Ineffables » qui se présente
en 30 pages qui sont 30 contes aussi attachants les uns que les autres.
Ils évoquent la malédiction des présidents ; l’histoire
des guêpes qui envahissent la petite ville de Saint-Benoît
chaque dimanche au désarroi du curé ; l’histoire des sœurs
Malikov qui eurent la mauvaise idée d’économiser par avarice
l’air qu’elles respirent ; l’histoire de Dominique qui n’a jamais pu voir
un seul but à la télé ; ou encore Yam-toto, le tilleul
voyageur ; Zoltan Povkovitch le gobeur de mouche ; Melinda et sa voix extraordinaire
qui paralysait les gens … jusqu’au moment où elle fit un tableau
devant lequel elle « resta figé » et « mourut
d’inanition en 10 jours » … etc, etc …
Du véritable plaisir … les dessins en noir et blanc sont simples
et ils se présentent en petites cases, ce qui donne cette sensation
- pour moi - d’arrivée dans un univers pour gosses. C’est touchant
… les personnages en deviennent encore plus attachants … et l’idée
philosophique s’en trouve sublimée.
Du grand art.
J’adore.
QUEMOUL
Histoire et bizarreries sociales
des excréments : des origines à nos jours / Martin Monestier
Le Cherche Midi, 1997, 287 p., 196 F
Martin Monestier écrit des livres sur des sujets décidément
bizarres. MAB vous a parlé le mois dernier de "Peines de mort, histoires
et techniques des exécutions capitales des origines à nos
jours". Cette fois-ci ce sont les excréments qui sont le thème
de prédilection de l'auteur. Cet ouvrage nous apprend plein de choses
sur la merde et ce de façon enrichissante, historique principalement,
anecdotique parfois et jamais "vulgaire". Ainsi on apprend tout de l'histoire
des pots de chambre, chaises percées et autres torche-culs, on découvre
l'histoire des toilettes publiques, des excréments en ville, de
leur utilisation dans l' agriculture, dans l' art et la littérature,
en médecine (utilisation des lavements…), en France principalement
mais aussi dans les autres pays. On nous explique plein de choses sur le
papier toilette, le comportement sociologique des gens face aux matières
fécales ou encore les croyances et superstitions attribuées
aux excréments. Parmi tant d'autres choses j'ai appris qu'en Asie
les excréments servaient à la nourriture des poissons d'élevage
et ce depuis des millénaires. L'Europe possède aussi des
bassins où les poissons sont nourris avec des déjections
mais les matières organiques sont moins importantes par exemple
que la Chine. Cela ne donne pas trop envie de manger du poisson après
avoir lu cela. Je ne savais pas aussi que les musulmans (dans les pays
à religion musulmane forte) n'utilisent pas de papier pour se nettoyer
le derrière mais de l'eau. Etc etc…
Le pet n'est pas oublié et le passage est fort instructif.
D'un abord donc très simple tout en étant très riche
cet ouvrage est à mettre entre toutes les mains. Il faut dire que
les excréments sont encore tabous dans notre société
et ce livre remet clairement les choses en place. On peut toutefois regretter
l'absence de bibliographie sur le sujet, élément indispensable
vu le thème abordé.
L'OS
Voici l'homme / Michael Moorcock
L'Atalante, 2001, 185 p., 60 F
« En vérité, je vous le dis, j’étais Karl
Glogauer, et à présent je suis Jésus, le Messie, le
Christ ».
Ce roman est la vie de Karl.
Sa vie dans le présent où il se trouve projeté
grâce à une machine temporelle en l’an 28 … il veut assister
à la crucifixion du Christ …
Sa vie dans son passé : son enfance, son adolescence …. au 20ème
siècle …
Karl est d’origine juive, mais il n’a jamais été éduqué
selon. A l’école, il « n’acceptait la religion chrétienne
que du bout des lèvres ». Karl baigne de lui-même dans
une notion religieuse … il est toujours en mouvement : du christianisme
formel, il passe par le paganisme.
Sa sexualité n’échappe pas à sa fixation, «
il pensait à des filles avec de petits crucifix d’argent pendant
entre leurs seins et la pensée l’excitait jusqu’à des sommets
incroyables de plaisir ». Il y a aussi l’acte de masturbation qui
accompagne la prière du « Notre Père » … un tourbillon
… un tourbillon … un jour un vicaire abusera de lui … dégoût
… tourbillon … dégoût … tourbillon … tout ceci embrouillera
sa propre recherche d’identité.
Karl est obsédé par son identité, « je suis
un raté qui se plaint de l’être » ; « je ne suis
pas sûr de savoir qui je suis » … il est capable de perdre
toute trace de lui-même …
Identité/religion/sexe/identité/religion/sexe … Identité/religion/sexe/identité/religion/sexe
… Identité/religion/sexe/identité/religion/sexe … Identité/religion/sexe/identité/religion/sexe
…
Puis, un jour :
« le temps n’est rien qui concerne l’espace … il concerne la
psyché »
… voilà la machine temporelle …
Alors, Karl pourra répondre à sa question :
« comment puis-je aider ces gens si je suis moi-même un
fugitif ».
Sa réponse est à l’an 28 … sa réponse est dans
le fait que Jean le Baptiste n’avait jamais entendu parlé de Jésus.
« cela signifiait-il qu’après tout le christ n’avait pas
existé ? ».
Sa réponse sera son destin … et quel destin.
« Voici l’homme » est un roman très complet, avec
des références diversifiées : histoire religieuse
; univers psychiatrique ; Philosophies (etc, etc).
Karl va s’adapter à la vision biblique tout en étant
l’inspirateur de l’écriture … C’est un véritable régal,
une aventure extraordinaire.
La lecture de ce roman est très agréable. On y trouve
de la poésie dans la forme elle-même de l’écriture
… des poèmes naissent selon l’état psychique de karl. La
narration de l’an 28 se mélange à celle du 20ème siècle.
Génial.
« Voici l’homme » est un conte qui se lie d’un trait et
qui ne laisse pas indifférent.
QUEMOUL
Tout un oiseau / Richard
Morgiève
Pauvert, 2000, 71 p., 59 F
Un petit ouvrage et un personnage principal qui se prend pour un oiseau.
Dans cette pièce de théâtre, Zacharie Obel-Bréchet
(qui voulait faire changer désespérément son nom)
nous entraîne dans un monologue quelque fois coupé par de
brèves apparitions. Vêtu d'un string doré, de lunettes
de soleil, traînant derrière lui une sorte de queue faite
de plumes, il est poudré et ses cheveux sont ramenés en arrière.
Zacharie (prophète ?) nous parle surtout de son père et de
sa mère, de ses rapports avec ses géniteurs (sont ils de
vrais parents ?), où tout nous ramène à eux. Il nous
parle pourtant de son anus qu'il n'avait pas, de la sodomie, de la masturbation,
des poulets (merveilleuse comparaison entre l'homme et le poulet) et de
son échec au concours d'entrée de l'Ecole supérieure
d'ornythologie où il plonge un poulet hypnotisé dans l'eau
bouillante avant de s'apercevoir qu'"humainement, on le décapite".
On a droit aussi à une présentation de la femme, être
qu'il faudrait selon Zacharie simplifier au maximum, de l'amour qui le
tourmente et qui est quelque peu incestueux. Pour finir par l'éternel
questionnement dont n'est pas dupe Zacharie : "suis-je beau, suis-je intelligent,
suis-je aimé, qui suis-je ?" Alors que "l'existence n'est qu'une
demande d'emploi jamais lue , et que personne ne lira jamais, car l'emploi
est pour l'éternité vacant". Un texte qui touche du
fonds du coeur, non conventionnel comme on les aime, plein d'ardeur et
percutant où l'on retrouve l'image du père et de la mère,
figures omniprésentes dans l'œuvre de Richard Morgiève.
L'OS
Sex vox dominam / Richard
Morgiève
Pocket, 1998, 217 p., 30 F
Par
où commencer pour ce Sex vox dominam tiré du bas-latin ?
Il faut dire que ce livre ne vous laisse pas tranquille même après
en avoir lu la dernière phrase. Il vous poursuit ensuite en rêves
et ce n'est que plus tard que l'on peut respirer plus tranquillement et
sereinement. Car ce roman nous montre la descente en enfer d'un "surfeur
de pub", Richard de son prénom, 35 ans d'âge, riche et marié
dont la vie va changer du jour au lendemain, le jour où sa
femme le quitte pour son meilleur ami. Impensable, chose inconcevable pour
Richard qui décide alors de s'appeller Kadabideur et de ne plus
écrire le mot "même" qui est remplacé par une étoile
"*" car il ne veut "plus utiliser le verbe aimer sans le savoir alors ce
sera l'étoile". Le coup est rude pour Kadabideur qui se bourre la
gueule et fonce sur son cabriolet en essayant d'oublier... C'est le retour
de la cigarette et d'une envie terrible de sexe qui le démange (vidéos
et anus-po !). Déambulations qui se terminent quand un veil ami
(Frisquet) le retrouve et l'entaîne dans une soirée spéciale,
sadomasochiste qui va plonger Kadabideur dans l'horreur, le sexe "torturé",
poursuivi par un diable et une miss démoniaque, un chauffeur amoureux
qui ne le lâcheront pas d'une semelle . Quoi qu'il fasse il ne peut
pas ou ne veut pas leur échapper, trop abattu pour réagir
comme il faudrait réagir normalement, décidant malgré
lui de subir ces épreuves, épreuves de plus en plus avillissantes,
le détachant de son boulot et de la société, le transformant
en objet ... Il entraîne même avec lui sa première femme
(So ouat) et se venge de son ex-femme (la femme de x) en tentant de la
violer et en compressant sa bagnole. Descente de Kadabideur en enfer alors
que l'environnement social se délétère suite à
d'incessantes pluies en France. Reste à savoir si Kadabideur
va en réchapper et le monde avec ? Mais je n'en dirais pas plus.
Un style haché, des phrases coupées de points ou de tirets
("Comme retenir une chaude envie de. Ou. Comme une haleine brutale qui
s'empare de lèvres soumises. C'est. Impitoyablement présent.
C'est là. Et dur. Il pleut."), un texte coupé au "sécateur"
et des moments terribles où seul l'évocation suffit (point
besoin de détails). Lire Richard Morgiève n'est pas sans
conséquences...
L'OS